Suprenante marque débarquée de nulle part (enfin si, du Canada, via la Grande-Bretagne en fait) en 2013. Une époque où la notion d’indie brand n’existait pas encore et où Instagram en était à de simples balbutiements. Créée par Brandon Truaxe et Nicola Kilner, Deciem a donné naissance à l’un des plus gros succès cosmétiques de ces dernières années : The Ordinary. Mais 2019, a été une année noire qui sera marquée par le décès accidentel de Truaxe. Nicola Kilner a repris les rennes et dirige désormais The Abnormal Beauty Company, sans jamais perdre de vue la vision et l’esprit de son celui qui l’avait créée.
Quel était le moteur de Brandon lorsqu’il a crée Deciem il y a 7 ans ?
Deciem vient du mot latin qui veut dire Dix. Il voulait construire 10 éléments en un. Et je pense qu’il était très frustré face aux gens qui lui disaient que c’était impossible. Il voulait également tout faire en interne. Il savait le pari que cela représentait de concevoir une toute nouvelle marque de beauté, sans pouvoir prévoir à l’avance si le succès serait au rendez-vous. Donc il s’est dit que ce serait mieux d’avoir une marque ombrelle composée de différentes entités. Chaque entité profiterait indépendamment de notre laboratoire, de notre usine et pourrait avoir sa propre attachée de presse. Chacune apporterait ses 10% de contribution et on verrait ce qui fonctionne.
Il a commencé avec The Chemistry, une ligne de soins corps, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
Brandon avait une clause de non concurrence. Il avait fondé Indeed Labs. (une autre marque de skincare avant Deciem), et quand il a quitté cette entreprise, il a dû signer une clause de non-concurrence de 3 ans. Donc lorsque nous avons commencé Deciem, nous n’avions pas le droit de formuler de skincare. Et Brandon était obsédé par la peau et les cosmétiques visages, C’était très difficile pour lui, très frustrant. Alors il nous a dit : » écoutez, on a tous ces super ingrédients, mettons tout ça dans des soins pour les mains et le corps ».
Et ce qui est très intéressant, c’est que beaucoup de nos clients utilisaient la crème pour les mains sur leur visage parce qu’ils savaient qu’elle contenait toutes sortes d’ingrédients anti-âge et fermeté.
Comment c’était d’être une indie brand à une période où les start ups étaient rares, où il n’y avait pas encore d’indie brands et où un réseau social comme IG n’était pas aussi puissant qu’aujourd’hui ?
Nous avons lancé les produits depuis la Grande-Bretagne, bien que notre siège soit à Toronto. Et on a eu de la chance car la presse féminine et les journalistes beauté en Angleterre sont très influentes et très ouvertes, et puis elles prennent le temps, elles regardent ce qui se passe, elles ont fait la connaissance de Brandon, elles ont rencontré notre équipe, elles ont compris ce que nous faisions. Elles croyaient vraiment en notre capacité à être un incubateur, en notre capacité à être un leader dans cette science. Certaines sont venues visiter le laboratoire. On doit beaucoup à ces journalistes anglaises qui nous ont fait confiance. Ensuite, nos réseaux sociaux sont devenus plus populaires, Instagram a pris de l’ampleur, ce qui a contribué à étendre notre popularité.
Vous étiez là dès la création de la marque. Vous n’aviez pas peur de vous lancer dans quelque chose d’aussi « disruptif » en 2013 ? Après tout, Deciem s’est lancé à une époque où il était impossible de rebattre les cartes dans l’industrie cosmétique.
Je pense que pour moi, l’expérience était excitante. Brandon avait un enthousiasme contagieux. Vous ne pouviez que le suivre. Je l’ai rencontré quand j’étais acheteuse chez Boots (ndlr. chaîne de pharma et parapharmacie anglaise) et lui était chez Indeed Labs. Et je me souviens que dès notre 1ère rencontre, je me suis dit : « j’aimerais passer plus de temps avec cette personne. Et même si ça ne marche pas, ma vie sera plus riche avec quelqu’un qui peut vous apprendre tellement de choses ». Je n’ai jamais regretté ma décision. Rejoindre Deciem et Brandon a été la meilleure décision que j’ai prise dans ma vie.
Deciem possède son propre laboratoire. Vous formulez donc tous vos produits. Pourquoi était-ce si important ?
Pour nous, l’idée était vraiment d’avoir le contrôle sur tout le processus. Chez nous, l’innovation vient de notre laboratoire, pas de l’extérieur. La science est au coeur de tout. Et parce que nous cherchons à repousser les limites, parce que nous voulons faire les choses différemment, il était important de contrôler tout le processus. On a plus de 70 personnes sur la partie technique, nous avons déménagé dans de nouvelles structures à Toronto. On fait tout, depuis la Recherche et Développement, pour la création de nouvelles formules, jusqu’à la fabrication.
Deciem est une marque générique/ombrelle qui chapote plusieurs marques (comme The Ordinary, NIOD, The Chemistry Brand, Hylamide…) et d’autres à venir prochainement. Chacune a sa propre indentité. Pouvez-vous nous expliquer ce qui les différencie toutes ?
Alors, The Ordinary, qui est bien sûr la marque la plus connue, est la marque qui rend accessible des ingrédients connus. Elle est probablement, née encore une fois, de beaucoup de frustrations face à tous ces ingrédients incroyables qui n’ont pas « besoin » d’être chers. Je prends toujours cet exemple : si vous avez la migraine, et que vous sortez acheter de l’aspirine. Vous savez que ça coûte 3 €, et vous ne verrez jamais une pharmacie le vendre à 30 ou 300 euros. Dans le monde des cosmétiques, ce genre de chose arrivait (ndlr. et arrive encore…) avec des ingrédients comme le rétinol et les sérums à la vitamine C. On les voyait à des prix très différents et c’était très compliqué pour le consommateur de s’y retrouver et de savoir si acheter plus cher était vraiment un plus pour lui. Le crédo de The Ordinary était donc d’apporter de la transparence, et de dire, que ces ingrédients qui ont fait leurs preuves depuis un moment, ne sont pas chers et sont parmi les meilleurs dans le monde des cosmétiques.
Niod est probablement le joyaux de la couronne et la marque pour laquelle l’équipe est le plus enthousiaste. Niod signifie Non Invasif Options in Dermal Science (cosméceutique non invasive). L’idée c’est de repousser les limites. Niod croit en la santé de la peau et ne contiendra donc jamais d’acides, parce que les acides vous donneront une peau sublime demain, mais entraineront de l’inflammation sur le long terme. Donc Niod est très branché santé de la peau au long cours.
Hylamide, c’est plus pour les consommateurs qui sont moins intéressés par la compréhension des ingrédients mais qui veulent tout de même du résultat. Je pense que c’est la marque la plus accessible.
The Chemistry Brand, on en parlait au début, ce sont des super formules pour les mains et le corps.
Donc voilà les 4 principales marques. Et puis nous avons Abnomaly, dans laquelle nous n’avons pour l’instant qu’un seul produit. Le second sortira cette année. Abnomaly c’est notre marque « fun », celle où notre laboratoire qui est très créatif s’amuse à aborder la beauté autrement, grâce à des concepts différents.
Et nous avons de nouvelles marques qui sortent cette année, comme Loopha avec un gel lavant pour l’instant, c’est notre ligne corps et bain très axée sur le parfum. On va aussi lancer Hippooh, notre ligne pour bébés, dont je suis personnellement très fan.
Comment expliquez-vous le succès incroyable de The Ordinary ? Qu’est-ce qui la rend si différente ? Quel était le concept de départ ?
Ca nous a pris pas surprise. Si vous m’aviez demandé il y a quelques années, je vous aurais dit que Niod aurait été notre gros succès. Quand je vois des entreprises faire des études de marché, c’est juste tellement difficile de savoir ce qui va fonctionner… On n’avait pas prévu que The Ordinary serait un tel succès. On se pince encore pour y croire. Je me souviens, avec Brandon, les premières semaines après le lancement, on voyait toutes ces commandes arriver et on se demandait ce qui se passait. On voyait tous ces influenceurs, les micro et les macro, tous ceux qui partageaient leurs stories sur The Ordinary. Ils partageaient leurs impressions, les effets, leur amour pour ces ingrédients. Je pense que The Ordinary a permis d’ouvrir le débat, parce que les consommateurs, pouvaient enfin comprendre ce qu’était le skincare, les ingrédients, ce qui fonctionnait ou pas sur leur peau. Et on était complètement stupéfaits. Je pense que c’était impossible de prévoir un phénomène comme The Ordinary. Quelques fois on pense que c’est peut-être dû à ceci ou cela, mais je pense que c’est une combinaison de plusieurs facteurs, et principalement cela vient de l’amour de différentes personnes. En fait, The Ordinary est arrivée quand le skincare a pris le pas sur le make up qui avait le vent en poupe depuis des années. C’était une question d’alignement des planètes à tous les niveaux.
Certaines marques émergentes se sont clairement inspirées de Deciem et de The Ordinary en particulier. Brandon était vraiment visionnaire ?
Il l’était. Souvent les gens nous demandent comment on se sent en voyant des marques similaires se lancer… Le but de Brandon était de changer l’industrie, de l’amener vers plus d’équité, de transparence. Et c’est ce que font ces marques, donc c’est une bonne chose. On est heureux d’avoir des amis dans la même dynamique.
Le bio et la clean beauty sont la grosse tendance du moment. Est-ce quelque chose qui vous interpelle ?
Je pense que le problème avec la clean beauty, c’est qu’elle n’est pas régulée. Personne n’a la définition du « clean ». Et je pense que cela peut générer de la peur chez les consommateurs. Parce que quand vous voyez une marque estampillée clean, vous supposez que toutes les autres ne le sont pas. Et ce n’est pas le cas. Notre équipe scientifique fait très attention à la formulation. J’aimerais dire que nous sommes clean, juste parce qu’on se concentre sur de bons ingrédients, mais ce n’est pas une chose sur laquelle nous voulons communiquer parce que je pense que nous avons tellement plus à offrir à nos consommateurs.
Je ne sais pas si c’est pareil en Angleterre, au Canada ou aux Etats-Unis, mais en France, certains ingrédients sont controversés comme le phénoxyethanol ou les silicones par exemple, et les applis beauté qui sont également très populaires et incriminent ces ingrédients. Imaginez-vous reformuler certains produits ?
Non. Notre approche est basée sur des faits pas sur des « tendances ». Si vous prenez les silicones, par exemple. Il en existe des milliers. Quelques-uns sont mauvais voir dangereux pour l’environnement. Mais il y en a aussi qui sont incroyables, certains sont même plus chers que des peptides, et il y a plein d’avantages à les utiliser. Vous savez, dire que les silicones sont mauvais, c’est comme aller dans un mauvais restaurant et affirmer que tous les restaurants sont mauvais. Il y a quelques silicones qui sont mauvais et nous ne les utilisons pas, mais d’autres ont leurs avantages dans certaines formules. C’est un challenge à l’heure où les consommateurs commencent à prendre la parole. Et ce n’est pas parce qu’ils adhèrent au diktat d’une marque qui déclare « zéro silicone » que tous les silicones sont mauvais. On vérifie, on s’appuie sur les faits et nous pensons que c’est la meilleure approche.
Nos services R&D ont une approche très factuelle et ne se laissent pas influencer par de quelconques modes ou par des effets de marketing. On a à coeur de trouver les meilleurs ingrédients et de tout dire au consommateur. Par exemple, si vous allez sur notre site, vous verrez le PH de la formule, si elle contient du gluten, des noix, si elle est vegan… Vous trouverez toutes ces informations, parce que c’est important pour le consommateur. L’idée n’est pas de dire le naturel est bon ou mauvais, c’est juste de dire, on vous donne l’information et vous décidez.
Vous n’êtes vraiment pas une marque comme les autres. Parlez-nous de votre programme de recyclage…
On a récemment adhéré au programme TerraCycle. Vous pouvez rapporter n’importe quel contenant de produit de beauté dans un magasin Deciem et on le recyclera. Ca ne doit pas être obligatoirement un produit Deciem, on est ravis de prendre en charge tous les contenants quelle que soit la marque. On est super contents d’avoir lancé cette initiative, mais en toute honnêteté, je ne suis pas certaine qu’en tant qu’entreprise nous faisons assez pour la durabilité et l’environnement. D’ailleurs, c’est quelque chose que nous allons approfondir, puisqu’on recrute actuellement un directeur es durabilité qui sera sous ma responsabilité. On veut traiter le problème à tous les niveaux de l’entreprise. C’est ce que nos consommateurs veulent, c’est ce que notre équipe veut, c’est ce que tout le monde devrait faire, donc on doit pouvoir faire plus. TerraCycle est un 1er pas dans la bonne direction, mais il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.
Et que faites-vous avec tous les flacons que vous récupérez ?
TerraCycle a un programme pour les recycler. Mais nous, de notre côté, nous cherchons à changer certains matériaux que nous utilisons actuellement, comme le verre qui est très présent chez The Ordinary. Et quand nous devons utiliser du plastique, nous nous assurons qu’il est bien issu de plastique recyclé ou qu’il est recyclable. Il y a plein de choses que nous regardons pour poursuivre dans cette voie.
Je sais que c’est une période très spéciale pour vous et l’entreprise (ndlr. Nous avons enregistré, jour pour jour, une année après la mort accidentelle de Brandon Truaxe). Quel héritage vous a-t-il laissé ?
Brandon était une personne extraordinaire, c’était un vrai gentil, il avait de l’empathie pour les autres, il se souciait des consommateurs, de notre équipe. Et ce sont des qualités qui sont encore très fortes au sein de l’entreprise. Mais il était également très drôle, il était resté un grand enfant, il voulait juste s’amuser, rigoler tous les jours. Il nous a tellement inspirés et on a vraiment de la chance que la plupart de ceux qui étaient là au début de l’aventure soient encore présents au sein de l’entreprise. Donc, il continue à vivre à travers les employés, les produits, les marques. Nous, son équipe, avons tellement d’amour pour lui. Et nous lui sommes reconnaissants de nous avoir donné Deciem. On l’aime plus que tout et nous sommes impatients de poursuivre son chemin.
Quels sont les projets à venir pour Deciem ?
En termes de marques, on a donc Loopha dont les parfums ont été conçus par Brandon. Il avait un nez incroyable et on a de la chance qu’il nous ait laissé beaucoup de parfums à utiliser. Et puis on a Hippooh, notre ligne formulée pour les bébés mais que tout le monde peut utiliser, surtout si on a une peau sensible et que l’on recherche des formules avec un minimum d’ingrédients.
En France, on est ravis de continuer nos partenariats avec les Galeries Lafayettes, Nocibé, Sephora et on sera aussi présent dans un nouveau grand magasin qui ouvrira en 2020. Je ne suis pas certaine qu’on puisse l’annoncer officiellement pour l’instant mais c’est un super projet. Et on continue à vouloir ouvrir des boutiques, donc j’espère que 2020 verra l’ouverture d’une boutique dans Paris, il faut juste trouver le bon endroit.
Vous avez de grandes responsabilités. Comment faites-vous pour assurer en tant qu’épouse et maman d’un très jeune enfant ?
Déjà, j’ai une équipe incroyable. Ce sont eux qui rendent tout cela possible. Je trouve intéressante la façon dont la technologie a évolué. Je me souviens il y a quelques années, c’était dur de gérer tous ces mails qu’on recevait tout le temps, la nuit, le week-end… Mais maintenant que je dois gérer ma vie de maman et trouver un nouvel équilibre, je trouve que c’est plutôt un avantage, car si je veux emmener Mila à une animation pour enfants un mercredi matin, le soir quand elle est au lit, je peux prendre mon portable et gérer quelques emails. On est dans une entreprise globale qui cultive la flexibilité et ça rend tout possible.