L’Amérique à l’heure de la beauté éco-responsable
J’ai réalisé cette interview à Paris à l’occasion du Salon In-Cosmetics qui réunissait, il y a quelques mois, tous les grands acteurs du secteur : fournisseurs d’ingrédients, fabricants, marques etc.
Beauty Toaster : bonjour Gay, Je dois vous dire que je suis très fière de vous interviewer pour Beauty Toaster, car vous êtes une scientifique réputée dans le monde de la cosmétique et également parce que vous êtes ma 1ère invitée anglophone. Donc je suis d’autant plus fière.
Gay Timmons : Bonjour Chantal, je suis très impressionnée et très fière d’être votre première invitée anglophone .
1 Quelle est votre formation et en quoi consiste votre activité aujourd’hui ?
J’ai d’abord été anthropologue et par la suite je suis retourné à l’université afin d’obtenir un diplôme en physiologie. Dans l’intervalle, j’ai commencé à travailler pour l’agriculture en Californie, parce que c’est l’autre chose que l’on fait là-bas, en dehors de la tech. Je travaillais avec des agriculteurs spécialisés dans le bio notamment. Aujourd’hui, cela fait 30 ans que je travaille avec des agriculteurs californiens mais également dans le monde entier. Et je me suis spécialisée dans les huiles végétales, huile de coco, de palme, de tournesol… tout ce qui vient d’une plante.
2 Vous êtes spécialisée dans les cosmétiques uniquement ?
Pendant 10 ans, j’ai vendu à l’agro-alimentaire. Mais, un jour j’ai réalisé que je ne voulais plus rien avoir à faire avec une industrie qui pouvait par certains aspects détruire l’environnement. Donc en 1998, j’ai préféré me tourner vers l’industrie cosmétique.
3 Vous vivez en Californie et vous dites que beauté et écologie sont liés, qu’entendez-vous par là ?
Quoi que vous appliquiez sur votre corps, cela finit dans les égouts. Et cette eau, va dans la nature, dans les sols. Quand je marche dans de grandes villes comme NY avec tous ces bâtiments, je ne peux m’empêcher de penser à tous ces gens qui mettent des crèmes, prennent des douches et à toute cette eau qui termine dans la nature. Et ce n’est qu’un aspect du problème… L’autre aspect c’est que lorsque l’on utilise excessivement les ressources naturelles, elles finissent par se tarir. Or l’agriculture bio est basée sur le renouvellement, la durabilité des ressources naturelles.
4 Comment se porte le secteur cosmétique aux US ? Ici, les consommateurs s’orientent de plus en plus vers le bio, le clean. Il y a beaucoup de défiance à l’égard des ingrédients…
Pareil aux US. Je dirais qu’il y a deux groupes. Si vous êtes un marketeur, vous distinguez un premier groupe, celui des millenials et des GEN Z, qui sont très concernés par les questions de sécurité, de durabilité, d’impact environnemental, de sourcing. Et puis il y a un second groupe, comme les femmes enceintes ou celles/ceux dont un membre de la famille est atteint d’un cancer. Mais c’est une prise de conscience mondiale en fait. On le voit aussi au Japon, en Corée, ça commence aussi un peu en Inde, en Amérique du Sud aussi.
5 Les appli beauté : bonne ou mauvaise idée ? Ici, les gens n’ont plus confiance dans les cosmétiques depuis quelques temps, et particulièrement depuis que les Appli se sont développées. Est-ce la même chose chez vous ? Est-ce que les gens vérifient chaque produits de beauté acheté ?
Oui les américains les utilisent. Mais ces appli sont un peu frustrantes car elles n’ont pas beaucoup évolué. Vous savez, il y a tellement d’informations à prendre en compte, il existe plus de 65 000 ingrédients cosmétiques, c’est beaucoup de datas. Chaque ingrédient est fabriqué différemment par les sociétés qui le commercialisent. Par exemple, un tensioactif pour les shampooings pourra être fabriqué par 5 laboratoires de 5 façons différentes. Même les matières 1èreutilisées ne seront peut-être pas les mêmes. Donc les App sont très limitées.
Une des grandes différences que je vois entre l’Europe et les US, c’est qu’aux US, on a plein d’enseignes de cosmétiques spécialisées dans le naturel et le bio. Credo, Follain, The Detox Market, Aillea, pour ne citer que ces 4-là, mais il y en a d’autres. Ils vendent plein de marques et ont leur propre grille d’évaluation, ce qui donne au consommateur un sentiment de sécurité, car il sait que les produits sélectionnés sont sûrs pour leur santé. Certaines boutiques sont plus regardantes sur l’impact environnemental comme Aillea et Follain qui est particulièrement exigeant. Credo un peu moins, mais si vous allez sur le site et que vous dites que vous ne voulez pas de tel ou tel ingrédient, vous obtenez facilement la liste des produits répondant à votre demande.
Pour moi, ces enseignes et leurs sites sont également un bon moyen de s’informer.
6 On n’a pas ce genre de magasin ici, ça commence mais c’est encore tout petit.
Mais je pense que ça viendra. Ca a explosé aux US en 3 ans, donc ça n’a pas été si long. Dès que le consommateur commence à se manifester…
Moi : Oui bien sûr, les enseignes suivent…
Gay Timmons : oui
7 Pensez-vous que certains ingrédients devraient être bannis des formules cosmétiques et si oui pourquoi ?
Oui, je suis un peu plus strict que les autres. J’ai une définition très simple de ce qu’est un cosmétique bio. Il y a eu un article très intéressant écrit par des chimistes renommés en 1996 ou 1998, je ne sais plus, John Warner et Paul Anastas : les 12 commandements de la chimie verte. Ce papier décrit comment fabriquer de nouveaux ingrédients chimiques, parce qu’on en a besoin. On ne peut pas fabriquer juste avec de l’huile, des huiles essentielles et du sucre, ce n’est pas suffisant. On a besoin de tensioactifs, d’émulsifiants, on a besoin de beaucoup de choses pour qu’une formule fonctionne. Donc si l’on respecte ces 12 principes plus celui de l’énergie renouvelable, alors on peut fabriquer à peu près tout ce dont on a besoin. C’est sur cet article que les principes de Cosmos et Ecocert sont basés. Donc selon moi, si un ingrédient ne respecte pas ces critères, il ne devait pas être utilisé. On ne devrait rien utiliser de dangereux pour la peau ou pour l’environnement.
8 Après les parabens, le phénoxyéthanol est dans le collimateur des consommateurs français. Ils ne croient pas au niveau d’utilisation de sécurité. Ont-ils raison ?
Honnêtement, je n’ai pas assez lu sur le sujet. Une chose que je sais, c’est que nous parlons beaucoup en ce moment du microbiome et que le phénoxyéthanol, endommage le microbiome.
De ce point de vue, nous avons encore beaucoup à faire concernant les conservateurs. Nous devons avoir des conservateurs, car personne n’a envie de voir se développer des colonies de bactéries dans ses produits.
Beauty Toaster : Tout particulièrement lorsqu’il a de l’eau dedans…
Oui car là où il a de l’eau, il y a de la vie. Je rappelle toujours cela : bactéries, levures et moisissures. On doit avoir un moyen de contrôler leur développement. Donc oui, je pense qu’il y a certainement de bonnes raisons de s’inquiéter des phénoxyéthanols et de la plupart des parabens. On a encore beaucoup à apprendre, c’est un domaine en constante évolution.
9 Au fait, en tant que consommatrice française, si je me rends aux Etats-Unis et que j’achète des produits américains, comme par exemple des crèmes bio, est-ce que je risque d’y retrouver des ingrédients ou actifs interdits par les normes européennes ?
C’est assez rare. J’ai beaucoup travaillé avec les marques US qui voulaient être commercialisées en Europe. On n’a jamais eu de problèmes majeurs sur les formules. Souvent c’était des histoires d’étiquetage. Mais il y a beaucoup de produits importés aux US et là, on ne sait pas grand chose de ces produits, en particulier ceux qui viennent d’Asie. Donc je m’inquièterais plus de ces marques. Les bonnes marques font en sorte de mettre sur le marché des produits safe enfin safe selon leurs critères (qui ne sont pas les miens…), mais ils remplissent les mêmes exigences que ceux du marché Européen. Pour les produits bio, ils doivent être certifiés. S’ils sont certifiés, pas de problème, les formules seront clean. S’ils ne le sont pas, il faut lire la liste des ingrédients et aux US, on estime que le consommateur doit être informé.
10 Vous n’avez pas les mêmes normes qu’en Europe, comme Cosmos ou Natrue ? Est-ce que cela va changer ?
Je ne vois pas beaucoup de marques certifiées d’après ces standards à part les entreprises qui veulent vraiment se différencier des autres. Mais certaines le sont cependant. Comme Jane Iredale (marque de maquillage) qui est Cosmos. C’est une marque distribuée un peu partout dans le monde. Il n’y a pas d’exigence de certification, même en Europe. Apparemment, la loi de sécurité sanitaire (safety assessement law) a dit que dès qu’une norme Iso serait en vigueur, pour les produits naturels et bio, une certification serait nécessaire, mais ce standard Iso s’avère assez défaillant. Les normes Cosmos et Natrue sont bien meilleures. Mais ici, non plus je ne vois pas beaucoup de produits de beauté certifiés cosmos ou Natrue.
Moi : ça coûte de l’argent…
Encore une fois, on en revient au consommateur. C’est lui qui doit exiger cela.
11 Quels sont les ingrédients les plus populaires en ce moment aux US ?
L’huile d’argan toujours, l’huile de bouton de rose… Pour moi qui travaille uniquement avec des ingrédients bio, il y a l’huile de noix de coco. Les huiles « exotiques » en général, tout le monde veut quelque chose de nouveau, des huiles africaines ou sud-américaines, comme l’huile de copaïba, de murumuru, tous ces ingrédients sont très intéressants. C’est pour ce type d’ingrédient que la demande est la plus forte.
12 J’ai entendu dire que la tendance « Farm to Face » (ndlr. Intraduisible en français) est très en vogue en ce moment chez vous. Pourriez-vous nous expliquer le principe ? Est-ce comme le bio ici ? Est-ce juste du marketing ?
Je pense que lorsque vous avancez ce genre d’allégation, vous avez la possibilité de retrouver la source, la ferme d’où sont originaires les ingrédients et la seule façon de faire cela, c’est d’utiliser des produits bio, puisque cette certification exige la traçabilité. Mon entreprise représente des fermes ou plutôt des entreprises de transformation qui travaillent avec différentes fermes, dont elles transforment les productions. Et ensuite je vends ces ingrédients à l’industrie cosmétique. Peut-être qu’ils les vendent aussi à l’industrie alimentaire. Ce sont donc ces ingrédients comestibles qui sont maintenant utilisés sur le visage et c’est pour cela qu’on les appelle « Farm to Face ». C’est marketing, mais je pense que n’importe qui qui achète des ingrédients chez moi peut se prévaloir de cette allégation.
13 On m’a dit que la cosmétique en DIY était très populaire en Californie. Ici aussi ça prend de l’ampleur. Est-ce que ce pourrait être une future grosse tendance ?
C’est de là que viennent toutes les indie brands que l’on voit actuellement. Si vous êtes bon dans ce que vous faites, et si vous croyez en ce que vous faites… La fondatrice d’une grande marque avec laquelle je travaille a commencé comme ça. Elle a commencé à offrir à ses amies des produits qu’elle fabriquait. Quelqu’un lui avait dit qu’elle avait une peau sensible et tout un tas de problèmes. Elle a conçu cette magnifique ligne de rouge-à-lèvres, et de skincare. Elle achetait les ingrédients sur un site web et faisait tout à la maison, et elle l’a transformé en business. Il y a plein de programmes, plein de MOOCs sur les cosmétiques green comme celui du NY Institute of Aromatherapy, un autre qui vient d’Angleterre aussi. Tous sur le DIY de cosmétiques greens.
Mais oui, c’est très populaire en ce moment, c’est drôle et ça vous en apprend un peu sur la chimie, donc c’est pas mal, on apprend de nouvelles choses, mais je ne pense pas que ça remplacera la cosmétique traditionnelle.
14 Sera-t-il possible un jour d’avoir des produits de beauté absolument bio, propres et sûrs pour nous et pour la planète ?
Oui, bien sûr. Je pense qu’il y a plein d’entreprises qui le font aujourd’hui. Je pense que cela dépend des connaissances et de l’engagement des décideurs de ces entreprises. Dans les magasins que j’ai cités précédemment, la plupart des produits vendus sont dans cette veine, ce sont des critères que je partage et la plupart des mes clients vont vers cela.
15 Quelle est la prochaine étape pour l’industrie de la beauté ?
Je pense que ce sera très difficile pour les fabricants de cosmétiques tradi d’adopter ces valeurs, car ils sont habitués à utiliser des ingrédients chimiques, dont certains sont issus du pétrole. Et ils disent que c’est safe, mais ce n’est pas safe pour l’environnement, et du coup, je ne suis pas persuadée que ce soit safe pour nous, d’ailleurs, c’est ce que pensent beaucoup de consommateurs, les jeunes en particulier.
16 Pensez-vous qu’on s’achemine vers des règlementations internationales ? Et quid des tests sur animaux, à quand une interdiction totale et mondiale ?
On a interdit les tests sur animaux en Californie. Vous l’avez fait en Europe. Et les Chinois, qui exigeaient des tests sur animaux, ont déclaré qu’ils n’allaient plus les exiger, donc on va dans la bonne direction concernant ce point.
En ce qui concerne les normes en général, dans une telle industrie, qui inclut le consommateur, tout le monde (chimistes, labos) doit avoir un discours clair. On doit tous se pencher sur les débats d’aujourd’hui, c’est pour cela que je suis venue au Salon In-Cosmetics à Paris, un gros salon sur les ingrédients. Venir ici était pour moi, une mission personnelle. Et on a eu des conversations intéressantes sur la thématique du prochain salon qui sera sur la durabilité et ce que cela implique, d’un point de vue sécurité sanitaire et environnementale. Parce qu’aujourd’hui tout le monde utilise ce mot à tort et à travers et selon moi, si vous faites du mal aux gens, vous n’êtes pas dans la durabilité, c’est simple. Comme toujours, on doit évoluer, on doit avoir une position claire.